رمضان ١٤٤٦ | RAMADAN 1446
Disclaimer : ce sujet est à prendre avec beaucoup de précaution pour les personnes sensibles aux troubles du comportement alimentaire.

1 RAMADAN 1446 | 1 MARS 2025
Premier jour du mois sacré de Ramadan. Premier jour de jeûne. Quelque chose en moi me dit : « remplis-moi ». Mais je n’y ai pas le droit. Alors je suis obligée de rester avec ce sentiment et de l’analyser. D’où vient cet ordre, de mon estomac ou de mon esprit ? Et par conséquent, est-ce un besoin ou un caprice ? Mon corps fonctionne parfaitement. Je peux bouger, courir, sauter, grimper. Mais je ne peux pas lire, dessiner, écrire, réfléchir. Je suis déconcentrée. Une seule chose traverse mon esprit : la nourriture. Je veux manger et ce à l'excès, je veux passer la journée dans la cuisine, à couper des légumes, les faire griller, sentir leur odeur, imaginer leur goût, je veux dresser des dizaines de plats somptueux sur la table, je veux les contempler, je veux les dévorer avec les yeux et ne rien faire d'autre en attendant de rompre mon jeûne. Je ne veux que manger. Pourtant, mon corps n’en a pas besoin.
J’ai décidé de faire le Ramadan pour deux raisons. D’abord, parce que c’est une tradition culturelle avec laquelle j’ai grandi et à laquelle je suis attachée, mais aussi parce que je suis convaincue que le jeûne est un exercice spirituel extrêmement puissant – ce n’est pas pour rien qu’il est prescrit dans de nombreuses religions (à commencer par les trois religions abrahamiques). Ce mois de Ramadan est assez spécial, puisque c’est la première fois qu’il ne revêt pas de dimension religieuse pour moi, et surtout parce que mon compagnon s'est joint à moi dans cette expérience. A ma surprise, j’ai découvert que, tout comme moi, il songeait depuis longtemps à faire des exercices spirituels (retraite solitaire, vœu de silence, vœu d’abstinence, etc.) et c’était l’occasion parfaite pour s’y lancer. Lui, qui n’a jamais eu réellement faim dans sa vie (de ses propres mots), découvre un rôle plus ou moins insoupçonné de la nourriture : celui de nous distraire. Et il faut avoir jeûné pour le savoir réellement : que la nourriture ne sert pas seulement à nous nourrir, c’est une vérité pratique, expérimentale, une vérité qui doit être vécue.
Ainsi, la valeur du jeûne, comme de tout autre exercice spirituel, est de purifier son âme [1], de se défaire des désirs vains qui occupent notre esprit, nous tourmentent et nous empêchent de nous consacrer à des choses autrement plus importantes. L’efficacité des exercices spirituels se mesure à leur capacité à nous transformer et dépend grandement de la volonté de l’individu qui s’y applique [2]. Toute personne ayant grandi dans une famille musulmane pourra vous dire combien le jeûne est un exercice inutile voire néfaste pour une grande partie des gens qui, ne disposant pas de la force d’esprit nécessaire pour en tirer les bénéfices, vivent ce mois sacré comme une charge dont, secrètement, ils n'attendent que de se débarrasser. C’est assez commun pour les familles musulmanes de se réveiller aussi tard que possible (le jeûne s’étend du lever jusqu’au coucher du soleil), de passer l’intégralité de la journée dans la cuisine à préparer d'énormes plats et, une fois la nuit tombée, de se gaver pour finir la nourriture que notre esprit affamé a incité à cuisiner. Il y a donc une chose essentielle à retenir : les exercices spirituels ne s’effectuent pas mécaniquement, ils requièrent un effort, une lutte intérieure (djihâd) intense, à laquelle on doit être préparé-e.
Pour que le jeûne fonctionne (comme avec tout autre exercice spirituel encore une fois), il faut qu’il conduise à une prise de conscience. Le jeûne provoque une envie démesurée de manger. L’erreur la plus commune consiste à céder (cuisiner, attendre de déjeuner pour commencer sa journée, etc.) à ce désir en le laissant s’approprier de nous. Puisqu’on ne peut pas le satisfaire réellement, on va donc le satisfaire virtuellement et en jouir, ce qui est complètement contre-productif. Une deuxième erreur consiste à se distraire de ce désir, de le faire taire en l’étouffant. On va donc s’occuper en travaillant, en étudiant, etc. Il faut se rappeler que devant un désir, trois attitudes sont possibles. Soit on le satisfait (réellement ou virtuellement), soit on l’étouffe, soit il s’évanouit en perdant son attrait. C’est cette troisième option qui doit être prise devant un désir vain.
Il faut prendre conscience de la vanité qu’il y a à vouloir manger, non pour se nourrir, mais pour le pur plaisir gustatif. Ce dernier ne pose problème que dans la mesure où il nous conduit vers 1) la consommation excessive de nourriture et 2) la consommation de certains aliments nocifs mais plaisants. Ces deux conséquences sont destructrices pour notre corps et en cela blâmables. Et la première l’est davantage, dans la mesure où il est absolument indécent de manger plus que nécessaire lorsque certains manquent de nourriture.
C’est d’autant plus important de repenser son rapport à la nourriture dans le contexte capitaliste de notre temps, où les pratiques alimentaires sont conditionnées par des industries qui sacrifient notre santé, les animaux non-humains et la nature tout entière pour le sacro-saint profit. Se rappeler le plaisir de manger pour éteindre sa faim et cesser plus facilement de vendre son corps aux industriels avides d’argent en échange d’un cadavre, d’une pâtisserie bourrée de sucres raffinés, d’un produit transformé plus cancérigène que nutritif. Le but, ce serait de se rapprocher de cet idéal épicurien où " des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation" (Lettre à Ménécée).
J’aimerais que ce mois de Ramadan soit l’occasion de méditer sur la nourriture, sur mon rapport à elle et sur la place qu’elle prend dans ma vie. Cela impliquera de s’informer sur le jeûne (à visée spirituelle) dans ses diverses pratiques. Je privilégierai peut-être les sources autour du Ramadan, mais rien n'exclut d'aller aussi chercher du côté des autres spiritualités, voire même de se pencher sur les études scientifiques portant sur ses vertus médicinales. J’ai très hâte. En attendant, je vous souhaite un très bon début de Ramadan.
Notes de bas de page :
[1] Par « âme » ou « esprit », j’entends la partie immatérielle de notre être, dont je postule l’existence. Ce manque de rigueur ne m’empêchera pas de continuer de dénoncer avec ferveur toute utilisation de mots vagues, mystico-mystérieux par les universitaires, tout simplement parce qu’ici on est dans un journal de bord et non dans un article scientifique. Bisous.
[2] Il va sans dire que l’exercice de sa volonté peut aussi être restreint par diverses conditions (matérielles, psychiques, etc.). Il s’agit toujours de mesurer ses efforts en prennant en considération la marge de manœuvre dont nous disposons initialement.